Ammar Bouras, regard composé sur la tragédie d’In Ekker

Accueillie depuis vendredi dernier par la galerie de l’Espace Arts Contemporains « ESPACO » (El Achour), l’exposition du photographe et plasticien Ammar Bouras fait découvrir à travers des sculptures en verre et une vingtaine de photographies l’état d’abandon du site des essais nucléaires français à In Ekker, plus précisément les conséquences, les déchets et les traces laissées dans la roche. En effet, avec pour nom «24°3’55’’N 5°3’23’’E», des indications en référence aux coordonnées géographiques du site de «l’accident de Beryl», le travail d’Ammar Bouras est une collection d’œuvres, dont une première ébauche avait été montrée en 2012, en France, puis à l’université de Lille puis à Alger, au musée MAMA. Cet ancien professeur de photographie à l’Ecole des beaux-arts d’Alger (ESBA) tente, à travers cette exposition, d’appeler la société à une prise de conscience sur les dangers du nucléaire sur les populations locales. Ammar Bouras, dans cet entretien, nous explique que ce qui l’avait marqué lors de ses nombreux voyages sur le site d’In Ekker, c’était de constater que des déchets et métaux potentiellement irradiés étaient réutilisés par les populations riveraines pour la construction d’habitations.

Reporters : Vous exposez durant trois semaines une collection de photographies ainsi que plusieurs sculptures abordant la question des essais nucléaires dans l’étendue du Sahara. Comment en êtes-vous arrivé à traiter un tel sujet ?
Ammar Bouras : En fait, le choix du sujet remonte à novembre 2011. J’étais l’invité d’une résidence d’artiste organisée dans le nord de la France par l’association «la Chambre d’eau». L’objectif était alors de réaliser une œuvre vidéo en lien avec le travail de cette association qui active au développement de la culture artistique et qui s’intéresse notamment à l’agriculture biologique, à l’écologie ou encore à la protection de l’environnement. Des idées concrètement mises en oeuvre dans le petit village de Le-Favril, près de la ville de Lille, où ont été organisées les expositions. J’étais totalement libre quant au choix du sujet, mais c’est en constatant la manière avec laquelle ils partageaient les parcelles de terres cultivées, en utilisant de petites haies ou des rangées d’arbres que j’ai fait le rapprochement avec ce que j’avais déjà vu en Algérie autour de la montagne d’In Ekker, où la délimitation signifiait l’existence d’un danger.

Vous connaissiez donc le site d’In Ekker avant de réaliser vos travaux ?
Oui, dans les années 1990, lors d’un voyage dans le sud du pays, j’avais pu observer le site où avaient été effectués des essais nucléaires dans les années 1960. C’était en fait lors d’un contrôle à un barrage militaire tout près du site d’In Ekker que j’ai vu de très près la fameuse montagne et la région où ont eu lieu les 13 essais. L’une des choses qui m’avait interpellé était l’étendue du grillage et des filets barbelés qui clôturent le site, mais aussi les nombreux panneaux avertissant qu’il s’agit d’une zone interdite. C’est donc avec ce souvenir en tête qu’est venue l’idée de réaliser une sorte de parallèle entre cette terre fertile et cultivée, et de l’autre la terre aride et la montagne encerclée par un grillage. Au départ, le projet a donc pris la forme d’une installation vidéo, où l’on pouvait voir sur deux écrans des paysages du nord de la France (le village de Le-Favril) et d’autres du sud de l’Algérie (In Ekker). Le but était ainsi de souligner le contraste entre les deux espaces.

L’œuvre que vous présentez aujourd’hui se recentre cependant sur le seul site d’In Ekker. L’exposition est-elle une sorte de suite ?
Oui. J’avais présenté une première ébauche de la vidéo en 2012 à l’issue de la résidence d’artiste. Mais je savais que cela n’était pas complet; qu’il y avait encore beaucoup de travail à faire, c’est pour cela que pendent la résidence, j’avais négocié avec les responsables de l’association la possibilité de financer d’autres voyages. Ils ont accepté et, depuis, avec le soutien d’un mécène, j’ai fait cinq voyages sur le site, dont le dernier remonte à juillet dernier.

La collection de photos que vous mettez en avant attire l’attention par l’absence totale de l’humain. Est-ce un choix ?
Il est vrai que l’aspect humain est visuellement absent, mon objectif a été, dès le départ, de m’écarter du côté historique que tout le monde connaît. Mais la présence humaine est cependant implicite dans mon travail. En fait, au travers des photographies, je voulais également aborder un drame qui a lieu actuellement : la question des matériaux radiatifs qui ont été abandonnés ou installés sur place que des personnes ont, semble-t-il, récupérés. Si j’ai voulu en parler, c’est parce que lors de mon premier voyage, il y avait sur place un grillage de près de 27 kilomètres ceinturant la montagne. C’est l’armée qui l’avait installé au lendemain de l’indépendance.

Dernièrement, j’ai constaté que cette clôture, mais aussi des tôles ou des pièces métalliques, avaient été réutilisées par des habitants de la région pour la construction de maisons.
Cela est donc le message que vous essayez de faire passer ?
Entre autres. L’exposition reste un travail d’art plastique où il n’y a pas forcément de messages. Mais en effet s’il y a bien un message à transmettre, ce serait au sujet de l’état actuel du site. Nous devons prendre conscience du danger potentiel de ce lieu et trouver une solution. Il n’est pas acceptable que des déchets, peut-être radioactifs, soient volés. Par ailleurs, l’exposition est également un moyen de dire que nous avons besoin de savoir ce qui s’est passé, peu de personnes savent que les accords d’Evian ont permis à ce que la France continue les essais après l’indépendance. Aujourd’hui, il faut une certaine transparence à ce sujet et c’est notamment cela que symbolisent les sculptures en verre qui accompagnent les photos, en plus, bien sûr, de symboliser la vitrification du sable.

Sur un tout autre sujet, vous avez été professeur de photographie à l’Ecole des Beaux-arts d’Alger. Que pensez-vous de la situation de l’école et surtout du mouvement de protestation des étudiants ?
Malheureusement, c’est une situation récurrente pour l’Ecole des Beaux-arts. Elle a souvent été marquée par des grèves et des arrêts de cours. Personnellement, je pense qu’il faut une mise à jour de presque tout dans cet établissement. Il faut repartir sur de nouvelles bases, que ce soit en termes de programmes, d’encadrement ou plus généralement d’ambiance de travail. Aujourd’hui, l’école est sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur, ce serait, à mon sens, le moment de prendre en compte le fait que les nouvelles générations d’étudiants n’ont plus les mêmes repères que leurs aînés. A titre d’exemple, les jeunes ont grandi avec l’outil informatique, cela est naturel pour eux, alors que leurs professeurs suivent d’anciennes méthodes. Par ailleurs, les programmes d’une école d’art doivent permettre le développement de l’esprit critique, les étudiants doivent suivre de véritables études supérieures, comprendre l’histoire de l’art, l’esthétique… C’est cela qui fait un artiste. Pour moi, l’Ecole des Beaux-arts forme aujourd’hui des professionnels avec un diplôme, par contre ; si l’on veut, demain, former des artistes, il faudra bien développer les choses autrement ; mettre l’accent sur des programmes qui poussent l’étudiant à réfléchir, à comprendre le monde.

Khaled Zeghmi. Reporters, 28 mars 2017

24°3′55″N 5°3′23″E (Galerie) • Texte catalogue & L’Entretien (Nadira Laggoune-Aklouche) • Adlène Meddi • Jaoudet Gassouma • Hind Oufriha • Sarah Haidar • Yasmine Azzouz

Partager
Share