Retracer l’invisible
La médiatisation des événements tragiques montre souvent les traces tangibles des dégâts causés par les catastrophes : cadavres, bâtiments effondrés, routes défoncées, véhicules endommagés, animaux errants… Aujourd’hui, inondés d’images, nous pouvons voir et vivre en direct les conflits mondiaux et les drames, comme tout peut nous être montré par le biais des médias, notamment la photographie, pour susciter nos perceptions.
Nous avons toujours le sentiment que la photographie est le reflet plus ou moins exact de la chose réelle qu’elle a pris en objet et que, de ce fait, elle ne peut montrer que ce qui est visible — l’existant. Ainsi, lorsqu’il s’agit de grands malheurs, elle semble le meilleur outil pour rendre compte de leur ampleur. Mais comment faire une photographie de ce que nul ne peut voir ? Montrer ce qui est au-delà de nos perceptions ? Vieille question qui a longtemps accompagné la photographie considérée comme la représentation du réel par excellence.
Photographier et témoigner d’un drame invisible par le biais d’un medium appréhendé comme «un fragment du réel»∗, c’est le challenge auquel Ammar Bouras se confronte dans son travail sur les essais nucléaires effectués par les autorités militaires françaises en Algérie à In Ekker de novembre 1961 à février 1966. Il s’agit là d’un double défi car il travaille ici la photographie dans son aspect de médium pur (ce qui est inédit dans son parcours d’artiste) et du même coup, il s’engage dans un travail qui pose la question complexe de la mise en récit d’un phénomène invisible et indicible.
Il est difficile de transcrire la dématérialisation d’un événement. L’artiste se place alors dans la position de l’avant et de l’après. L’après est là, dans les restes du «crime», câbles, morceaux de fer, débris, tranchées, etc., éléments-traces de la civilisation humaine qui peuplent la désolation de ces paysages aux allures de fin du monde. Mais l’avant est plus difficile à montrer : les images de la montagne irradiée, le sol pierreux, l’absence de vie ne parlent pas assez, de fait, du drame. Paradoxalement, c’est là que la part de l’imaginaire agit en devenant plus forte que l’image qui la suscite. L’image n’est qu’une proposition de narration, une sorte de résumé d’une histoire et c’est au-delà, dans l’esprit, que naissent les sensations de la tragédie, de l’inimaginable. À ce moment précis, l’artiste est plus qu’un témoin, c’est un passeur.
Il est vrai que c’est un désert parsemé de traces, non de choses vécues mais d’objets, que la photographie nous montre, des choses bien réelles donc. Cependant, elle permet aussi de dépasser l’impossibilité de voir et de parler de ce qui reste aujourd’hui: l’ennemi invisible, la mort qui flotte dans l’air. Les images évoquent ce qui s’est passé à travers les stigmates, l’énergie, l’émotion produite par les lieux. En suscitant en nous l’idée de ce qui s’est passé, l’artiste propose une exploration de la photographie en creux, la détournant ainsi de sa fonction spéculaire pour construire du sens et en même temps, révéler quelque chose qui n’est pas directement capté par l’objectif.
La tentation de représenter l’invisible a toujours traversé la création artistique et le numérique lui a ouvert un champ immense où la photographie évolue entre l’appropriation du réel et l’ouverture aux sensations. Mais comment faire d’un fait historique, de société, une œuvre artistique ? En puisant dans la mémoire collective pour ranimer ceux qui ont fait l’histoire de cette époque, les rendre vivants et mettre en lumière les traces de la blessure. Les photographies de Ammar Bouras poussent à vivre des parcours sensoriels qui nous mettent à la place laissée vide par ceux qui ont vécu le désastre.
L’artiste évoque l’idée de la mort et de la disparition par des images qui révèlent autant qu’elles effacent. Elles suggèrent l’effet du temps, du passage et de la disparition à travers l’empreinte ou la trace laissées par l’homme dans la nature (fils de fer, barbelés, bidons…). L’homme est absent de l’image et cette absence de vie, à travers les rares indices de son passage, laisse la place à l’illusion.
Dans ces paysages d’une beauté douloureuse, l’esthétique côtoie le tragique. Indifférents, la nature, le ciel, la montagne, le soleil et la nuit bleutée jurent avec le silence assourdissant de la tragédie. Quelle paradoxale incitation à deviner ce qui se dérobe, car, de cette dévastation silencieuse et sournoise les dégâts ne se devinent que dans l’esprit saisi par cette étendue offerte à tous les vents.
Le travail photographique tente de mettre en scène l’absence par un cadrage et une composition qui théâtralisent l’espace. Parfois, il empêche toute perspective en mettant en avant l’aspect oppressant et massif de la montagne que les ombres et lumières structurent comme une architecture isolée, perdue dans un espace ouvert sur l’infini. Les tons gris, bleus assombris des lignes horizontales et verticales ajoutent à l’ambiance étrange, voire inquiétante de l’image, renforçant le malaise et la sensation de vide.
L’artiste a créé un dispositif de représentations (photos, installation, volumes…) ayant différentes dimensions pour mettre en évidence la notion d’absence et suggérer celles de mémoire et de souvenir. Imaginons la lumière apocalyptique, les corps qui deviennent transparents, les membres translucides sous l’effet des irradiations : difficile à visualiser… Ammar Bouras les restitue dans des volumes en verre coloré tout en transparence qui se réfèrent aux plus belles pierres précieuses (émeraude, rubis, turquoise…) dont les noms ont été attribués avec cynisme aux différents essais nucléaires par leurs auteurs — inspirés qu’ils étaient par la richesse de cette terre blessée désormais contaminée.
Il est important que l’art aborde des chapitres occultés ou des sujets à polémique. On préfère souvent oublier les moments peu glorieux de l’histoire mais l’oubli est indissociable de la mémoire, tout ce que l’on enfouit quelque part au fond de notre mémoire ressort à un moment donné, tout comme les déchets nucléaires.
Ramenées à la sphère publique, ces photographies joueraient certainement un rôle authentificateur en témoignant de l’existence de l’événement. Elles pourraient devenir le support d’une lutte pour la justice, la mémoire et la vérité car l’image artistique freine le processus de disparition et peut effacer l’effacement des faits et des hommes.
Mises en abyme, dédoublées, fragmentées, ces photographies perdent de leur caractère documentaire pour proposer une approche sur la représentabilité de l’horreur, en réponse à l’impératif de susciter une meilleure compréhension du passé par un travail actif autour de la mémoire.
Nadira Laggoune-Aklouche. (Commissaire d’exposition) Critique d’art, Directrice du Musée national public des Arts moderne et contemporain d’Alger
∗ Roland Barthes, « La Chambre claire, note sur la photographie », éd. Cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, 1980.
Nous avons toujours le sentiment que la photographie est le reflet plus ou moins exact de la chose réelle qu’elle a pris en objet et que, de ce fait, elle ne peut montrer que ce qui est visible — l’existant. Ainsi, lorsqu’il s’agit de grands malheurs, elle semble le meilleur outil pour rendre compte de leur ampleur. Mais comment faire une photographie de ce que nul ne peut voir ? Montrer ce qui est au-delà de nos perceptions ? Vieille question qui a longtemps accompagné la photographie considérée comme la représentation du réel par excellence.
Photographier et témoigner d’un drame invisible par le biais d’un medium appréhendé comme «un fragment du réel»∗, c’est le challenge auquel Ammar Bouras se confronte dans son travail sur les essais nucléaires effectués par les autorités militaires françaises en Algérie à In Ekker de novembre 1961 à février 1966. Il s’agit là d’un double défi car il travaille ici la photographie dans son aspect de médium pur (ce qui est inédit dans son parcours d’artiste) et du même coup, il s’engage dans un travail qui pose la question complexe de la mise en récit d’un phénomène invisible et indicible.
Il est difficile de transcrire la dématérialisation d’un événement. L’artiste se place alors dans la position de l’avant et de l’après. L’après est là, dans les restes du «crime», câbles, morceaux de fer, débris, tranchées, etc., éléments-traces de la civilisation humaine qui peuplent la désolation de ces paysages aux allures de fin du monde. Mais l’avant est plus difficile à montrer : les images de la montagne irradiée, le sol pierreux, l’absence de vie ne parlent pas assez, de fait, du drame. Paradoxalement, c’est là que la part de l’imaginaire agit en devenant plus forte que l’image qui la suscite. L’image n’est qu’une proposition de narration, une sorte de résumé d’une histoire et c’est au-delà, dans l’esprit, que naissent les sensations de la tragédie, de l’inimaginable. À ce moment précis, l’artiste est plus qu’un témoin, c’est un passeur.
Il est vrai que c’est un désert parsemé de traces, non de choses vécues mais d’objets, que la photographie nous montre, des choses bien réelles donc. Cependant, elle permet aussi de dépasser l’impossibilité de voir et de parler de ce qui reste aujourd’hui: l’ennemi invisible, la mort qui flotte dans l’air. Les images évoquent ce qui s’est passé à travers les stigmates, l’énergie, l’émotion produite par les lieux. En suscitant en nous l’idée de ce qui s’est passé, l’artiste propose une exploration de la photographie en creux, la détournant ainsi de sa fonction spéculaire pour construire du sens et en même temps, révéler quelque chose qui n’est pas directement capté par l’objectif.
La tentation de représenter l’invisible a toujours traversé la création artistique et le numérique lui a ouvert un champ immense où la photographie évolue entre l’appropriation du réel et l’ouverture aux sensations. Mais comment faire d’un fait historique, de société, une œuvre artistique ? En puisant dans la mémoire collective pour ranimer ceux qui ont fait l’histoire de cette époque, les rendre vivants et mettre en lumière les traces de la blessure. Les photographies de Ammar Bouras poussent à vivre des parcours sensoriels qui nous mettent à la place laissée vide par ceux qui ont vécu le désastre.
L’artiste évoque l’idée de la mort et de la disparition par des images qui révèlent autant qu’elles effacent. Elles suggèrent l’effet du temps, du passage et de la disparition à travers l’empreinte ou la trace laissées par l’homme dans la nature (fils de fer, barbelés, bidons…). L’homme est absent de l’image et cette absence de vie, à travers les rares indices de son passage, laisse la place à l’illusion.
Dans ces paysages d’une beauté douloureuse, l’esthétique côtoie le tragique. Indifférents, la nature, le ciel, la montagne, le soleil et la nuit bleutée jurent avec le silence assourdissant de la tragédie. Quelle paradoxale incitation à deviner ce qui se dérobe, car, de cette dévastation silencieuse et sournoise les dégâts ne se devinent que dans l’esprit saisi par cette étendue offerte à tous les vents.
Le travail photographique tente de mettre en scène l’absence par un cadrage et une composition qui théâtralisent l’espace. Parfois, il empêche toute perspective en mettant en avant l’aspect oppressant et massif de la montagne que les ombres et lumières structurent comme une architecture isolée, perdue dans un espace ouvert sur l’infini. Les tons gris, bleus assombris des lignes horizontales et verticales ajoutent à l’ambiance étrange, voire inquiétante de l’image, renforçant le malaise et la sensation de vide.
L’artiste a créé un dispositif de représentations (photos, installation, volumes…) ayant différentes dimensions pour mettre en évidence la notion d’absence et suggérer celles de mémoire et de souvenir. Imaginons la lumière apocalyptique, les corps qui deviennent transparents, les membres translucides sous l’effet des irradiations : difficile à visualiser… Ammar Bouras les restitue dans des volumes en verre coloré tout en transparence qui se réfèrent aux plus belles pierres précieuses (émeraude, rubis, turquoise…) dont les noms ont été attribués avec cynisme aux différents essais nucléaires par leurs auteurs — inspirés qu’ils étaient par la richesse de cette terre blessée désormais contaminée.
Il est important que l’art aborde des chapitres occultés ou des sujets à polémique. On préfère souvent oublier les moments peu glorieux de l’histoire mais l’oubli est indissociable de la mémoire, tout ce que l’on enfouit quelque part au fond de notre mémoire ressort à un moment donné, tout comme les déchets nucléaires.
Ramenées à la sphère publique, ces photographies joueraient certainement un rôle authentificateur en témoignant de l’existence de l’événement. Elles pourraient devenir le support d’une lutte pour la justice, la mémoire et la vérité car l’image artistique freine le processus de disparition et peut effacer l’effacement des faits et des hommes.
Mises en abyme, dédoublées, fragmentées, ces photographies perdent de leur caractère documentaire pour proposer une approche sur la représentabilité de l’horreur, en réponse à l’impératif de susciter une meilleure compréhension du passé par un travail actif autour de la mémoire.
Nadira Laggoune-Aklouche. (Commissaire d’exposition) Critique d’art, Directrice du Musée national public des Arts moderne et contemporain d’Alger
∗ Roland Barthes, « La Chambre claire, note sur la photographie », éd. Cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, 1980.
24°3′55″N 5°3′23″E (Galerie) • L’Entretien (Nadira Laggoune-Aklouche) • Adlène Meddi • Jaoudet Gassouma • Hind Oufriha • Khaled Zeghmi • Sarah Haidar • Yasmine Azzouz