L’Etre d’amour

L’Etre d’amour. Esquisse

Ammar Bouras, qui est professeur de photographie à l’Ecole supérieure des Beaux-arts, s’est frotté assez souvent à des professionnels chevronnés de par le monde, notamment par de nombreuses participations à des expositions et des résidences en France, à Arles plus précisément, ce qui n’est pas peu dire quand on connaît le rayonnement de cette ville dans le domaine de la photographie. Il a pu, de ce fait, sédimenter un savoir et une expérience qui lui permettent de mener des recherches originales dont il nous offre la primeur depuis plus d’une décade.
Il a ainsi capitalisé un savoir-faire rare en Algérie qui fait toute l’originalité, voire même la singularité, de son vocabulaire. Un vocabulaire «photopictural» qu’il a acquis en utilisant les techniques de la photographie et de ses applications – comme l’ont fait dans les années 1920 Man Ray, Christian Schad et Moholy Nagy qui ont intégré à leurs travaux des photogrammes (ou rayogrammes) – mixées aux techniques de la peinture créant ainsi une interfécondation entre les deux champs. Ces techniques difficilement accessibles aux non-professionnels apportent une fraîcheur vitale dans un paysage artistique en phase de réanimation après une longue léthargie imposée par les contingences historiques que l’on sait.
Ce vocabulaire gravite autour du triangle photographie-peinture-vidéo qu’il a su décliner dans une hybridité de bon aloi et qu’il maîtrise suffisamment pour en extraire la quintessence dont il emblave ses travaux. Car Bouras, en tant qu’artiste professionnel exigeant, apporte tout le soin et la qualité requis pour donner à ses tableaux le charisme qu’ils dégagent. Tout ce qui fait dire à plus d’un regardeur : «J’aime beaucoup ce que fait Bouras.»
Photopeinture ou pictophotographie ?
Mais Bouras ne fait pas que faire. Il prend aussi. Il prend des photos, ce qu’il sait faire. Il fait des peintures, ce qu’il sait aussi bien faire. Il réalise des photopeintures ou pictophotographies, ce qu’il sait faire à merveille. Nous nous permettons cette digression pour paraphraser Henri Cartier-Bresson : «On fait une peinture, tandis qu’on prend une photographie.»

C’est aussi pour introduire les paroles du surréaliste Man Ray qui avoue : «Je photographie ce que je ne peux pas peindre et je peins ce que je ne veux pas photographier.» Mots très justes quand on se réfère à la thématique de Bouras si bien illustrée par le très métaphorique titre de l’exposition : L’être d’amour. Titre ambigu mais très riche en symbolique. Un être d’amour (aimé) interpellé à travers les lettres d’amour que sont ces œuvres qui enfourchent le triptyque de la photographie, de la peinture mais aussi de la calligraphie omniprésente, aussi bien dans certaines séquences où elle a une visibilité frontale que dans celles où elle se trouve en filigrane pour meubler des espaces de la composition. Cette conjugaison de l’être et de la lettre, jeu de mots majuscule sur lequel Bouras aime faire de l’équilibrisme, on la retrouve dans les jeux de la photographie et de la peinture, dans ceux de la technique qu’il arpente allégrement du cadrage à la macrophotographie en passant par les jeux de lumière, la plongée, la contre-plongée, le basculement, le grossissement, la réduction, le photomontage, le collage, la surexposition, la surimpression, les variations sur les valeurs, la calotypie, les émulsions sans compter les transgressions opérationnelles qu’il se permet dans ses recherches. Terminologie vaporeuse pour un profane mais dont nous appréhendons la magie à travers le rendu fantastique que nous révèlent les tableaux, des tableaux empreints d’une indicible poésie.
Un sérum de vérité
Baudelaire reconnaissait déjà à son époque à la photographie un rôle de «fidèle servante des arts et des sciences» et beaucoup de plasticiens contemporains s’en sont emparé et ont su l’introduire dans leur vocabulaire. Steven Spielberg y découvrait une force d’expression qu’il comparait à un «sérum de vérité» et Salvador Dali affirmait : «La photographie est essentiellement le véhicule le plus sûr de la poésie et le procédé le plus agile pour percevoir les transvasements les plus délicats entre la réalité et la surréalité. La photographie est captatrice de la poésie la plus subtile et la plus incontrôlable.»

Ammar Bouras, quant à lui, extirpe la photographie de la banalité de la représentation, de sa trivialité pour en faire ce médium frappé du «sens obtus» (selon Barthes) et lui conférer la poésie et la musicalité mais aussi et surtout cette vérité, cette authenticité, ce réalisme nécessaires à l’expression, ce réalisme qui ne peut être atteint qu’en «mettant l’esprit, l’œil et le cœur sur une ligne de mire» (H. Cartier-Bresson). Car la photographie de Bouras veut être subversive mais, pour ce faire, elle doit se conformer à ce que souligne Barthes : «La photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive» ainsi qu’à ce qu’avait déjà signalé Nadar : «Ce qui ne s’apprend pas, c’est le sentiment de la lumière, c’est le côté psychologique de la photographie qui permet de conférer la ressemblance intime.»
Ce patchwork de citations incite à emboîter le pas à Bouras dans son vocabulaire singulier qui désacralise la photographie, la désarticule, la dématérialise, pour lui ôter cette autonomie de représentation froide, la mettre en abîme, l’utiliser esthétique. Elle perd son statut de photographie pour devenir un élément sui généris de la  photopeinture ou pictographie où elle donne sa dimension à la création. Cette hybridation, ce métissage artistique, est à l’origine de la transcendance évidente que revêtent les travaux de Bouras qui a su jouer admirablement de la lumière, du N et B et de la couleur comme d’un harmonium dont il maîtrise la manipulation.
L’être et la lettre
Les titres des œuvres sont révélateurs d’une thématique à connotation relationnelle où la quête de l’autre est sublimée. Lettre d’amour,  Lettre à…, Lettre à ma mère, Nuit de noces, Prière de minuit (quête de Dieu), Adam et Eve, Visages, Le baiser, Le scribe, Portrait, Autoportrait, des mots tendus vers l’être (l’autre) qu’on invite à conjuguer le verbe le plus beau qui soit : aimer.
La photo et la peinture sont déclinées dans une dialectique fondatrice qui donne à la plupart des tableaux équilibre, lancinement, surgissement, expressivité, rythme. Les champs de la photographie et de la peinture se croisent, s’entrecroisent, s’encadrent, se traversent, se transpercent, s’embrassent, s’enchevêtrent. Ce faisant, Bouras n’oublie pas de rendre un hommage particulier à l’un de ses peintres préférés ,l’Autrichien Egon Schiele, ce classique de la modernité, dont on retrouve avec plaisir certaines connotations mosaïquées. Un exercice auquel des écrivains et des artistes de renom se sont adonné à travers ce qu’on a nommé en termes consacrés d’intertextualité. «Cinquante pour cent de mes travaux sont influencés par Egon Schiele qui est mon maître. Son œuvre témoigne de la souffrance permanente de l’être humain.» C’est Bouras qui l’avoue dans un livre d’artiste édité chez Barzakh en 2001. ( Poussière d’ange). Cette honnêteté intellectuelle est rare et l’on ne peut que se réjouir de retrouver des références schieliennes et klimtiennes à la fois dans ces sortes de patchworks chromatiques qui traversent les compositions.
La parcellisation physique et picturale des tableaux est remarquable. Elle introduit des variations qui évitent la linéarité.
La désarticulation et l’assortiment des parties photographiques et des parties picturalisées introduisent une grande mobilité pastique. Elles nous permettent d’apprécier tour à tour des profils mystérieux en N et B sublimés par la scansion de la palette des parties peintes, des regards songeurs et lointains rayonnants de frontalité, des silhouettes immaculées en lévitation sur un fond noir (Lettre à ma mère). Le plus grand et le plus impressionnant des tableaux est en N et B (Position). Il est remarquable non seulement par sa taille (150×250) mais aussi et surtout par sa portée métaphorique. C’est un collage polyptyque de macrophotographies carrées, représentant chacune une partie de corps humain d’un réalisme lancinant, reconstituant un homme en vrac, surréaliste, une manière spectaculaire de signifier une certaine désarticulation sociale que nous vivons depuis un certain temps.
Clein d’œuil au pop art
La multitude des techniques utilisées par Bouras rappelle celles qui sont utilisées notamment par les artistes de la mouvance du pop art. Ces techniques sont désignées de manière très précise dans un addenda joint à la liste des œuvres exposées donnant le détail du mode de conception, des modalités de réalisation ainsi que des produits utilisés. Bouras n’hésite pas à parler de «tirage numérique N et B, photogrammes, tirage argentique, émulsions liquides, peinture photosensible…» Tout un jargon de photographe.

Cette exposition tranche sur ce qu’on est habitué à voir sur les cimaises. Elle nous rappelle que nous avons un retard important à combler pour notre mise à niveau par rapport à la production artistique mondiale qui a su épouser son siècle en utilisant des moyens et des modes d’expression de plus en plus sophistiqués.
Il y a lieu de signaler – c’est important – qu’un catalogue a été réalisé à l’occasion de cette exposition. Conçu par Ahmed Saïdi et Sofiane Hadjadj, il comporte des écrits de Hadjar Bali, El-Mahdi Acherchour, Bachir Mefti, Samira Negrouche, Mustapha Benfodil et Nadia Laggoune-Aklouche. Edité par Barzakh et imprimé par Mauguin, il brille par son élégante simplicité et une facture sans faute. On est loin des plaquettes insipides à l’œil et à l’esprit que, trop souvent on retrouve dans certaines expositions, sans compter les poignées de fautes d’orthographe dont elles sont emblavées.
Pour dire que le professionnalisme ça ne meurt jamais, et que le catalogue est également une œuvre d’art.
Ça se passe à la galerie Esma du 14/02 au 07/03/2005
M. Massen ( Artiste plasticien, juriste )

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