Des rive, Alger Corbas Lyon



Des rives de la Méditerranée à celles du Rhône et de la Saône, l’eau a beaucoup coulé et cela continue. Rives que quatre artistes algérois et quatre artistes lyonnais vont franchir, chacun dans les deux sens, pour se rencontrer, dialoguer, échanger, vivre.
Corbas la banlieusarde où le Polaris offre un projet culturel ouvert et audacieux. «Alger la blanche aux yeux bleus», ville sœur, perdue de vue, jamais oubliée, qu’il s’agit de retrouver au-delà d’une «Année de l’Algérie» parfois trop peu curieuse et généreuse. Et Lyon «confluent naturel», ainsi que la définit subtilement Jean-Jacques Lerrant.
L’aventure commence il y a trois ans à l’occasion de conférences données à l’Ecole des Beaux Arts d’Alger, par Gérard Mathie et moi-même, sous l’égide bienveillante de Mohamed Djehiche, directeur de l’Ecole des Beaux-arts d’Alger.
Initiée par le centre culturel «Le Polaris» de Corbas, accueillie avec enthousiasme par Aldo Herlaut et le Centre Culturel Français d’Alger, puis relayée par la Ville de Lyon, avec la participation active de la «Galerie Regard Sud», la MAPRA et la «Maison des Ecritures» pour la Fondation Bullukian, l’exposition «Des Rives» est ainsi née.
En septembre 2005, le CCF d’Alger reçoit donc en même temps, dans ses locaux, et en leur présence, les huit artistes. En octobre, c’est au tour des corbasiens et lyonnais d’accueillir sur quatre lieux les mêmes artistes et leurs œuvres. Pas de thème, de ligne, de limite d’âge ou de technique, ni d’appartenance à un sérail : seules des rencontres avec des œuvres et des artistes authentiques et rares. Les algérois après deux années d’échanges sur place; les lyonnais parce qu’ils ont été soit découverts soit promus par «Le Polaris»
Rachida Azdaou est la plus jeune. Son atelier se trouve dans le ventre de l’extraordinaire cathédrale du Sacré-cœur des architectes Herbe et Lecouteur, au cœur d’Alger, rue Didouche-Mourad, les Champs Elysées algérois. Dans cette paix et ce respect, sous ce toit de béton futuriste qui évoque la khaïma du désert, ses toiles et ses sérigraphies explorent la mémoire et le passé, à travers les visages d’anonymes dont les photographies sont retravaillées de telle sorte qu’ils nous fixent et nous interrogent ; montrant aussi des plaies qu’il s’agit encore de panser. Témoignage de femme également : pas à la manière d’un Ali Marok –le Doisneau algérois-, mais tel un engagement citoyen et poétique quasiment sans moyens matériels, comme pour beaucoup, ici.
Ammar Bouras -membre du mythique groupe de plasticiens contestataire Essebaghine («Les Badigeonneurs»!)- use de la photographie, de la vidéo et de la peinture à travers des images d’archives souvent terribles pour proposer une vision politique des rapports passés entre l’Algérie et la France, sans faux fuyant ni règlement de compte, mais au contraire à travers l’espoir d’un poème datant d’Alger 1960, de Bachir Hadj Ali :
«Je jure sur l’amitié vécue les amours différées
Je jure sur la haine et la foi qui entretiennent la flamme
Que nous n’avons pas de haine contre le peuple français»
Il chante encore un corps de femme, morcelé et nu, à vivre encore et désormais.
Claude Couffin est un génial bricoleur de loupiotes, objets invraisemblables et images bizarres. Il mélange et rapproche tout cela pour créer un univers délirant qui ne craint pas de fustiger l’Amérique de Busch ou la mythologie de Disneyland quand Mickey n’est pas maousse mais Minnie nunuche. Il célèbre la vie sous de drôles de formes –un revolver flinguant des jouets d’enfant- et des formes drôles : des oiseaux qui pépient dans un projo devenu douillet nid d’amour, une peluche s’envoyant en l’air avec Tom ou Jerry parmi d’autres «conquêtes spéciales»… car Couffin «a dû rêver trop fort» ; même quand il flirte avec le Op ou le Pop Art et l’histoire du monochrome.
Noureddine Ferroukhi, également Essebaghine, propose des tableaux luxuriants et des installations précieuses mêlant peinture savamment et subtilement colorée, bois, accessoires et objets, de façon toujours surprenante. Les êtres circulent, à la fois bien d’ici, imaginaires, monstres et mutants. Ils habitent la couleur et le monde merveilleux des rêves et des cauchemars. Le spectateur est à la fois voyeur et participant devant cette folle farandole qui parle de l’identité sexuelle, mentale et tout bonnement humaine. Ce monde-là vit entre la causticité et la déliquescence, le jeu et la réalité, le déguisement et l’uniforme, les falbalas et le fait d’être nu, à terre, sous des étoiles.
Sylvie Margot est totalement délurée et fort gourmande. Elle fait naître sur ses toiles acryliques et ses sculptures en résine colorée, des bonbons de toutes tailles, toutes sortes, toutes obédiences, des gorets goulus, grimés, de guingois mais toujours débonnaires. Chacun, par son attitude, sa posture, voire ses propos, tient lieu d’icône ou de parabole. Margot fait délirer les volumes, la couleur, les giclures, les aplats et les fonds pour célébrer le jeu, la fête et un peu de bonheur. C’est peut-être aussi une vision du monde et l’affirmation d’un contenu «politique» sans lesquels aucune œuvre d’art n’aurait de sens.
Fabien Martinand est en quelque sorte le « pape » intransigeant de «la couleur pure». Celle qui, bleue, rouge, verte, jaune ou indigo éclate comme des poussées de sang pour dire à la fois le fait de bien vivre et la tragédie. Peignant actuellement sur des tissus, il rejoint la tradition lyonnaise de la soie, faisant flotter devant les murs des saynètes où l’enluminure côtoie l’interrogation existentielle. En effet, ses petits personnages qui hantent la toile, et s’y activent sont finalement proches de ceux d’un Hyeronimus Bosch, entre Enfer, Paradis et Purgatoire… mais dans la « couleur pure » et l’enseignement revendiqué de Wassily Kandinsky.
Gérard Mathie œuvre au noir. Le noir de l’encre, du fusain, de la photocopie dans une vision à la fois microcosmique et macrocosmique de l’humanité. D’un détail du corps humain à la globalité de la planète terre devenue un «monde velu», il bâtit sa cosmogonie portative à l’usage de ceux qui pensent que tout est dans rien et rien dans le tout. Plus que «nu», son travail est «à poils». Les poils de ses portraits anthropomorphiques, enchâssés, étranges, où le corps, morcelé, est mis en boîte pour à la fois le protéger et le sublimer. Comme éloigné de nous quand, en fait, cette série de paysages du corps humain est presque impudiquement exposée à nos regards. Seule une mouche –ou deux-, vient se poser là en élément perturbateur guettant la mort.
Hachemi Mokrane propose un travail de peinture issu de l’écriture arabe. Ainsi invente-t-il un alphabet qu’il calligraphie soigneusement pour mieux le mêler à des personnages, des visions et des aplats de couleur déclinés dans un camaïeu. Impertinente, moqueuse –comme cette Alger où «le rire côtoie le pire», selon Ameziane Ferhani- cette calligraphie imaginaire renvoie dos à dos écriture religieuse et écriture de ce qui fut l’envahisseur arabe. Y compris lorsqu’on la retrouve au fond ou à la surface d’une «couscous-parabole» qui mêle avec ironie deux emblèmes de son pays : le plat familial servi dans le symbole télévisuel.
«Des Rives» est un acte, un propos, le maillon d’une chaîne qui verra parallèlement la parution d’une revue « Spécial Alger l’Artiste» («9 de cœur») et d’un double recueil de nouvelles autour de l’Algérie, courant 2006, peut-être à l’occasion de la signature du traité d’amitié entre la France et l’Algérie. Du début à la fin, algériens et français oeuvrent ensemble, sans prérogative, en toute amitié, de part et d’autre des rives et sans dérive aucune. Belle histoire, n’est-ce pas?
Stani Chaine Commissaire Général de l’exposition
Ammar Bouras, expérimentateur du réel
Photographe, plasticien, vidéaste, mais aussi cinéaste expérimental et reporter-photographe, il donne un peu l’impression d’être sur tous les fronts, Ammar Bouras. Il est simplement là où le réel l’appelle, là où la réalité l’interroge. Par ses multiples facettes, Ammar Bouras paraît assez emblématique d’une génération d’artistes algériens qui, rompant avec l’académisme ambiant et le classicisme formel, use de ces pratiques nouvelles qui caractérisent l’art contemporain.
Techniques mixtes et multimédia caractérisent en effet son oeuvre de plasticien qui mêle photo, image vidéo et peinture.
Retravaillant celles-ci par celle-là dans des collages, des montages, des installations, il juxtapose ou superpose les matières, mariant parfois les mots aux images, se livrant à toute cette cuisine qui séduit nombre d’artistes d’aujourd’hui.
D’une certaine force esthétique, ce travail sur la forme est d’abord au service d’un discours politique. Ammar Bouras est de ces artistes qui entendent contribuer par leur travail à la création d’une conscience du présent. Ce qui n’empêche pas chez lui, une dimension sensible et imaginaire qu’on peut dire poétique. La réalité souvent sombre dont il rend compte, qu’elle soit d’hier- images d’archives concernant la guerre d’Algérie, l’époque de la colonisation- ou d’aujourd’hui-le terrorisme, la répression des moeurs-, il la transpose, la métamorphose, se l’approprie en la réinventant.
N’empêche qu’au Polaris, c’est une installation plutôt dérangeante Qu’il propose. On y voit entre autres une jeune algérienne malmenée par des représentants des troupes de pacification.
On y lit, un serment, écrit à Alger en 1960. A l’image de celui qui mourait «sans haine pour le peuple allemand», l’auteur, dans une manière de poème violent où se mêlent des sentiments multiples, y affirme ne pas avoir de haine contre le peuple français… Ses dirigeants, c’est autre chose.
S’il explore volontiers les violences de l’Histoire, s’il met en scène dans ses oeuvres l’espace social, Ammar Bouras s’intéresse aussi à l’intime (lequel d’ailleurs n’échappe pas au social).
«L’être d’amour» (2005), par exemple, consistait en une série de lettres d’amour imagées de fragments de corps ou de visages de femmes, à la colorisation délicate et qui posait la question du sentiment amoureux et du rapport au corps.
Nelly Gabriel «Le Figaro-Lyon», août 2005
Serment (Galerie & Vidéo) • N’Goné Fall, Rachida Triki & Bisi Silva • Nadira Laggoune-Aklouche