L’Espaco sur le mode nucléaire
«Mantiqua», zone. Cyniquement, la pancarte intégrée dans le mur, annonce une région irrémédiablement dangereuse. Pourtant,
ni barbelés, ni murs, et encore moins de militaires, ne protègent cette zone située sur les coordonnées 24°3’55’’N_5°3’23’’E.
Voilà, c’est dit, ce sont les coordonnées de l’exposition d’Ammar Bouras à l’Espaco Gallery d’El-Achour. Paradoxalement, l’effet de cette exposition est saisissant dans le paradoxe de l’absence du public, un lendemain de vernissage. Près de vingt photos, des sculptures cauchemardesques, cliniquement belles, une présentation vidéo farouchement poétique dans sa mise en abyme d’une sorte de «comparaison» esthétique entre le site contaminé de Taourirt Tan-Afella près d’In-Ekker à 1800 km au sud d’Alger. Ammar Bouras revient dans cette exposition de photos, vidéos et sculptures, replacer l’esthétique photographique au cœur de son dispositif créatif. Mais il vient aussi entériner un long parcours entamé aux Beaux-arts d’Alger en peinture puis dans un chemin professionnel qui lui a fait rencontrer quelques grands personnages dans le monde, et aussi mis de plain-pied face à quelques évènements fulgurants de notre siècle. On peut dire sans hésiter qu’Ammar Bouras comme beaucoup de ses pairs est un grand témoin de ce siècle. La photo l’a fait plonger dans une forme d’art qu’il préconisera dans l’engagement le plus total. Au fil de ses pérégrinations artistiques, le film, la vidéo, les arts plastiques et maintenant la sculpture, sont autant de médiums qui donnent le ton à ses inspirations fécondes. En effet, le plasticien au discours toujours bien rodé, et argumentaire très précis partage avec son public une vision des choses qui, si elle parait pessimiste avec ses incursions «installatives» et ses compositions graphiques et photographiques iconoclastes qui évoquent la sexualité, les exaltations du corps, la politique – l’assassinat politique s’entend!!! la vie, la mort, le pouvoir par des manifestations colorées souvent sanglantes en majorité, polychrome dans certains choix, farouchement monochromes… Il se passe toujours quelque chose dans sa photo, même si cette dernière se trouve composée ou décomposée graphiquement.
Hyper sensible, Ammar Bouras ne se livre que très peu, laissant sa blessure narcissique trouver le chemin de sa cicatrice dans l’espace potentiel qui le sépare ou qui le réunit avec son regardeur qui n’est jamais laissé indifférent puisqu’il est pris à partie par l’œuvre qui lui est présentée. Le plasticien-photographe, après de longues aventures dans l’introspection esthétique la plus complète, revient avec de la photo et de la sculpture, lançant dans ses séries limitées photos qui font toutes plus d’un mètre, un sujet d’une actualité qui pourra légitimement durer plus de mille ans, c’est-à-dire le temps d’une contamination radioactive. Ce sont donc des compositions fragmentées, collées dans des montages photographiques poignants, d’un esthétisme absolu. L’exposition 24°3’55’’N_5°3’23’’E est très belle car elle réussit à traiter d’une série de clichés aux relents fantomatiques qui portent la douleur d’une action irréversible dans les cieux torturés qui, dans l’esthétique, sont l’indice du romantisme le plus hugolien, Bouras arrive par les tonalités de ses prises de vues à laisser la terre, la montagne et le ciel «raconter» leur propre histoire, leur propre douleur dans le savant acte de prise de vue, de compositions et de focales à grands angulaires qui donnent de fait la portée dramatique de ces prises de vue, se suffisant à elle-même sans les titres qui musèlent ainsi le regard. Et pourtant, comme la montagne est belle avait dit le poète. Ammar Bouras, nous lance d’une manière clinique, professionnelle, dans le discours artistique le plus professionnel combien elle est triste sans les militaires sensés la surveiller, combien cette étendue désertique d’une beauté absolue, porte les stigmates d’une mort de mille ans. On peut s’amuser à décontextualiser les clichés et les rendre anonymes mais il restera in-fine le talent du plasticien qui est arrivé par ses travaux à rendre une émotion vivace sur un travail photo d’une qualité rare.
Les sculptures en verre travaillé, coloré donnent la sensation première de faire référence à des pierres précieuses, comme «Rubis», «émeraude», «turquoise» que les «inspirés» Français, dans leur «grandeur d’âme poétique» ont gratifié leurs essais nucléaires destructeurs. Ici, Bouras ne se laisse pas conter, les sculptures qu’il met en scène sont aussi lancinantes dans leur expression, car la froideur du verre et sa couleur, au demeurant très belle, est aussi une représentation à peine dissimulée de ces «vitrifications» atroces que subissent les sables quand ils sont sujets à une mise en contact avec une immense source de chaleur. Rien n’est gratuit dans cette très efficiente monstration qui a été aussi dotée d’éléments apaisants, pris au nord de la France, paradoxale source d’inspiration de Ammar Bouras qui oppose ainsi les eaux limpides d’un espace paradisiaque à la relative sécheresse d’un site «tué» immanquablement, juste pour des motifs de dissuasion. La leçon est là, l’engagement de Bouras à faire un art utile reste définitif, nous ne pouvons qu’applaudir puisque la pertinence de son art et de ses messages sont là. A voir à tout prix donc à l’Espaco d’El Achour.
Jaoudet Gassouma. La Nouvelle République 2 avril 2017
24°3′55″N 5°3′23″E (Galerie) • Texte catalogue & L’Entretien (Nadira Laggoune-Aklouche) • Adlène Meddi • Hind Oufriha • Khaled Zeghmi • Sarah Haidar • Yasmine Azzouz